Les premières investigations sérieuses auxquelles vous
vous livrerez vous convaincront que l’enfant est d’abord, ainsi que nous l’avons
déjà dit, exclusivement sensitif. Dès qu’il commence à voir, il veut saisir les
objets ; il le veut avec passion. Ses mains sont sans cesse tendues vers ce qu’il
désire. Il sourit aux choses, il les appelle, il s’agite pour les avoir et
finit par crier si on ne lui les donne pas.
L’éducation, tout au début, se montre l’ennemie d’elle-même,
car elle cherche à réprimer cette disposition qu’elle devrait, au contraire,
exciter – si elle était lente à se produire – pour la cultiver et la diriger. C’est,
en effet, grâce à elle que les – petites mains, d’abord si maladroites, font
leur apprentissage ; que les yeux, dont le regard est d’abord si vague,
embrassent peu à peu l’objet que les mains palpent, et que l’esprit entre en
communication plus étroite avec le monde extérieur. C’est grâce à elle, aussi,
que l’enfant essaye ses forces, puis les développe graduellement. Voyez-le tout
petit, incapable d’évaluer le poids des objets, s’attaquant à des masses
relativement considérables, s’acharnant à les faire mouvoir. L’objet reste
immobile, mais l’enfant a gagné à cet exercice un accroissement de forces.
Voir, toucher, sont une loi de sa nature, qui le
régira autoritairement pendant toute son enfance, loi à laquelle, homme fait,
il n’échappera pas complètement. Le priver de voir, de toucher dès le début de
sa vie, ce serait le retenir dans l’état embryonnaire dans lequel il est venu
au monde ; l’en priver plus tard, ce serait ralentir ses progrès, ce
serait le condamner à ne pas observer, ou du moins à ne faire que des
observations imparfaites ; ce serait fermer pour lui le champ des expériences,
en un mot ce serait en faire un être amoindri, un raté. N’est-ce pas, en effet,
en regardant que l’enfant fait inconsciemment d’abord, en connaissance de cause
plus tard, la différence entre les couleurs ? N’est-ce pas par le toucher,
autant que par la vue, qu’il se rend compte de la forme des objets et de
quelques-unes de leurs propriétés ? Celui-ci est chaud, celui-là est froid ;
tel autre est rigide ou souple, dur ou mou. En touchant une boule, l’enfant lui
imprime le mouvement, elle roule ; une roue, elle tourne. En agitant la
sonnette, il finit par deviner que le son est produit par le choc du battant
contre le corps de l’objet ; en jouant avec son pantin, il arrive à comprendre
la relation qui existe entre les membres et la ficelle qui les fait mouvoir.
Voir de près, toucher, manier, c’est pour lui une condition essentielle de
développement. Et ce n’est pas seulement, je le répète, pour le poupon que sa
mère porte dans ses bras ou qui se traîne à quatre pattes sur le tapis, c’est
aussi pour l’enfant de l’école maternelle, dont le développement est enrayé par
l’immobilité et l’abstraction. Plus âgé, à l’école primaire, plus tard encore,
dans la vie, il ne comprendra réellement que les choses qu’il aura lui-même
expérimentées. Mais, me dira-t-on, « l’enfant semble parfois prendre plaisir à
regarder des choses laides » : c’est qu’il n’a pas encore le sens de l’esthétique.
« Il veut toucher des choses malpropres » : c’est qu’il ne sait pas encore
apprécier la propreté. « L’eau qui l’attire le mouillera ; avec le couteau qui
brille il se coupera. » – Ces conséquences, il les ignore. C’est à vous de les
lui enseigner peu à peu ; c’est à vous de le diriger. Mais, pour que votre
direction soit un bienfait, il importe que vous partiez de ce principe que les
sens, étant au début de l’existence la seule intelligence de l’enfant, le début
de l’éducation consiste à les développer, à les cultiver, et que, si au contraire
l’éducateur en entrave le libre exercice, il fait à l’élève un tort
incalculable, même au point de vue intellectuel, même au point de vue moral.
Jusqu’ici éducateurs et maîtres ont passé leur temps à
dire à l’enfant : « Ne touche pas » ; ils devront désormais lui dire :
« Touche, rends-toi compte ». Cette nouvelle méthode les forcera, il est vrai,
à éloigner systématiquement de lui tous les objets précieux dont la perte
serait regrettable (une montre, par exemple, qui se briserait en tombant), tous
les objets avec lesquels il pourrait se blesser (un couteau, des ciseaux), et à
l’entourer de tous les objets d’un maniement facile, de tous ceux qu’il peut
toucher sans inconvénient. Le petit matériel sera d’abord composé de très peu d’objets
; mais chaque jour, avec discernement et méthode, l’éducateur y fera une
addition nouvelle, jusqu’à ce que son élève puisse enfin se mouvoir librement
au milieu de tous les objets familiers, dont quelques-uns doivent être regardés
avec les yeux seulement, dont
quelques-autres réclament beaucoup de précautions et dont la plupart peuvent
être maniés sans aucun inconvénient.
Pour ne citer qu’un exemple, l’enfant apprendra à
boire seul dans une timbale, son premier ustensile pour manger sera la cuiller
; plus tard, on lui confiera un verre, une fourchette, et en dernier lieu un
couteau.
De même, à l’école, pour l’écriture, le crayon
précédera la plume ; pour le tricot, les aiguilles d’acier ne viendront qu’après
les aiguilles de bois. Donc les exercices doivent être gradués, et l’on se
gardera d’éterniser ceux du début ; chaque jour doit marquer un progrès dans le
développement de l’enfant ; chaque jour doit lui faire faire un pas de plus
vers la conquête du monde matériel, comme vers la conquête du monde moral.
Il faut, je le répète, une gradation ; et cette gradation
a non seulement pour but l’éducation méthodique des sens, mais aussi l’éducation
de l’intelligence et du sens moral qui s’éveillent. Au début, nous offrons à l’enfant tout ce qu’il peut
toucher ; un peu plus tard, nous l’engageons à le prendre ; nous ajoutons
chaque jour aux objets familiers des objets d’un usage moins habituel, mais
faciles à manier aussi, et nous n’arrivons à laisser à sa portée les objets
précieux ou fragiles, c’est-à-dire que nous n’entrons dans la période des
défenses, que lorsque l’enfant est en état de les comprendre. Quant aux objets
qui offrent quelque danger, la mère ou la maîtresse judicieuse ne les confiera
jamais que sous sa propre surveillance, absolument directe.
Mais nous négligerions ce qu’il y a de plus
intéressant et de plus délicat dans l’éducation des sens si nous ne faisions
pas ressortir d’une façon plus nette la relation intime qui existe entre cette
éducation et l’éducation morale, et si nous ne montrions pas à quel point l’éducation
à rebours tient souvent la place de l’éducation logique.
L’enfant veut voir, il veut toucher, avons-nous dit,
et nous avons ajouté que c’est une loi de son être. La mère, au lieu de lui
mettre l’objet dans la main et de lui dire : « Touche », refuse l’objet.
Elle le refuse, soit par ignorance des nécessités dont nous sommes, nous,
persuadées, soit pour dresser, dès les premiers mois, le bébé à la patience,
pour lui « faire le caractère », comme on dit couramment. Qu’arrive-t-il alors
? L’enfant qui veut, parce qu’il ne peut s’empêcher de vouloir, insiste, tend
ses petits bras, s’énerve, crie,… et alors de deux choses l’une : ou bien
la mère persiste dans son refus, et l’enfant ne cesse de crier que lorsqu’il
est extenué, ce qui est mauvais pour sa santé ; ou bien elle donne l’objet qu’elle
avait refusé, et il comprend bien vite que les cris sont une formalité,
désagréable sans doute, mais d’un effet certain, lorsque l’on veut faire
revenir sa mère sur un refus : deux résultats bien piteux, vous l’avouerez.
A mesure qu’il se développe, l’enfant se trouve aux prises avec des difficultés
analogues, mais plus sérieuses, qui ont en général une solution identique, non
seulement dans la famille, mais à l’école ; alors les cris sont remplacés par
les larmes silencieuses ou par la bouderie, ce qui n’est pas meilleur comme
résultat moral.
Tout petit, l’enfant crie lorsqu’on lui refuse les choses
; plus grand, il sent son désir d’avoir l’objet entre ses mains devenir plus
violent ; il le désirait d’abord, par instinct, pour faire connaissance avec
lui ; on a contrarié ce désir si légitime, et celui-ci s’est modifié, a changé
de caractère et de nom en même temps ; il s’appelle désormais la convoitise ; c’est un désir âpre,
sournois, mauvais, de posséder ce qu’on ne peut pas lui donner. Pour l’avoir,
il ruse, il flatte, il ment, quelquefois même il subtilise (je ne veux pas dire
qu’il vole, parce que, l’envie satisfaite, la désobéissance commise, il
remettra l’objet à sa place et il n’y pensera plus). Tel est le résultat des
refus inconscients ou systématiques.
Ces refus ont surexcité les nerfs, ils ont fait naître
la convoitise, tel est le bilan au point de vue physique et au point de vue
moral. Mais ils n’ont pas encore fini de mal faire. Supposez maintenant, et il
ne faut pas beaucoup d’imagination pour cela, qu’un autre enfant ait entre les
mains un objet semblable à celui qui a fait naître l’envie, et voilà tout à
coup un autre sentiment mauvais, maladif, qui, développé, fera le malheur de
celui qui en sera possédé et de ceux qui l’entoureront : la jalousie, c’est-à-dire
la douleur ou la colère de voir autrui posséder ce que l’on ne possède pas soi-même.
Toutes conséquences désastreuses pour un objet infime,
pour un bonbon, pour une image, pour un chiffon de papier ou d’étoffe ! Hélas !
oui, conséquences désastreuses d’une cause en apparence très futile. Qu’est-ce
que cela prouve, si ce n’est que tout a son importance en éducation, et que
ceux qui la traitent avec légèreté sont impardonnables ?
J’ai voulu faire comprendre que l’éducation des sens,
qui réclamait d’abord toute la sollicitude de l’éducateur, était intimement
liée avec la psychologie de l’enfance. Mais je devine une critique et je veux y
répondre. « Vous vous occupez de l’éducation des sens, me dira-t-on, et vous ne
parlez que de la vue et du toucher ; pourquoi négliger les autres ? » C’est que
la vue et le toucher ont, me semble-t-il, une action beaucoup plus directe que les
autres sur l’éducation intellectuelle et sur l’éducation morale. Le goût ne me
paraît pas en relation très intime avec la psychologie ; quant à l’ouïe et à l’odorat,
leur culture et leur développement ne touchent à la psychologie que par l’esthétique
; or l’éducation esthétique est une chose délicate, subtile, immatérielle, devrais-je
presque dire, et mériterait une étude toute particulière.
L’amour du beau est, en effet, intimement lié avec la délicatesse morale qu’on ne peut, à
aucune période de l’éducation, se flatter de cultiver séparément. La voix douce
et mélodieuse de la mère, qui ne se lasse pas de répéter de sublimes tendresses
; celle de la maîtresse, qui conte avec douceur de belles histoires ; les
chants de l’école, ceux des oiseaux dans les arbres ; l’orphéon de la commune,
la fanfare du collège ou de l’école normale, la musique du régiment qui passe,
le bruit du vent dans le bois, la chanson de la source qui s’épanche sur les
cailloux de la montagne, sans aucun discours, sans aucune formule dogmatique,
forment l’oreille, que pervertissent, au contraire, les sons discordants, les
chants grossiers, le bruit des querelles, le vacarme partout où il se produit.
L’harmonie dans la famille, l’harmonie dans l’école, l’harmonie dans la nature,
l’harmonie partout et toujours, telle est la véritable éducatrice de l’oreille ;
telle est la véritable éducatrice de l’âme.
Source :L'éducation maternelle dans l'école, deuxième série (1895) ; Première Partie : Les devoirs de l'éducateur; CHAPITRE IV : L’éducateur doit se persuader que
l’enfant est d’abord un être exclusivement sensitif. a) Éducation des sens. – (b) Lien intime de l’éducation des sens et de
l’éducation morale. – (c) Éducation esthétique.
Article initialement paru sur le blog école : références ; http://ecolereferences.blogspot.com/2011/11/lenfant-etre-sensitif-pauline-kergomard.html
Les deux séries d'articles de Pauline Kergomard, parues respectivement en 1886 et 1895 sous le titre L'éducation maternelle dans l'école sont lisibles ici : http://michel.delord.free.fr/kergomard-educmater.html
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