Article "Dessin", Nouveau Dictionnaire de Pédagogie et d'Instruction primaire, 1911.
M. Maurice Pellisson a défini on ne peut mieux, en un espace restreint, l’évolution de l’enseignement du dessin en France depuis que J.-J. Rousseau en a signalé la valeur éducative. (voir "Historique de l'enseignement du dessin à l'école de 1750 à 1910")
Et il est assez piquant de constater qu’après plus d’un siècle de recherches laborieuses, de controverses sur les méthodes, de théories qui semblaient d’autant plus solides qu’elles s’appuyaient sur la science, on en est revenu aux préceptes du philosophe genevois et aux procédés naturels indiqués dans l’Emile.
Ce sont en effet ces préceptes, communs à tous les philosophes qui n’ont pas séparé le problème de l’éducation de la psychologie enfantine, qui ont inspiré les programmes de la nouvelle méthode d’étude du dessin.
Cette méthode a été très exactement résumée en cinq paragraphes dans la première partie du présent article. Ce qui va suivre n’est donc susceptible d’intérêt, peut-être, que pour ceux-là qui ont à faire l’application des programmes devenus officiels, et qui, nécessairement, ont besoin de comprendre et de pénétrer plus profondément l’esprit de la méthode.
I
Il est dit plus haut que la réforme introduite dans l’enseignement du dessin est fondamentale.
En effet, si cette réforme est exécutée à fond, elle aura sa répercussion sur l’éducation tout entière. Il importe donc avant tout de se pénétrer du principe philosophique de la méthode ; car, bien plus que les exercices contenus dans les programmes d’étude, c’est l’esprit, l’intention, le tact, l’amour avec lesquels ils seront mis en œuvre, qui, rendant l’enseignement du dessin vivant et attrayant, en assureront les bénéfices.
Les programmes de la méthode dont nous présentons l’analyse ne se bornent pas à la seule étude du dessin proprement dit ; il ne s’agit pas d’un ensemble de recettes pratiques pour enseigner le plus rapidement et le plus sûrement possible le maniement du crayon ou du pinceau ; le problème est plus large : il s’agit d’une véritable initiation esthétique et de sa participation à l’ensemble de l’éducation. Non pas qu’on se propose de faire des artistes professionnels, pas plus que par les études littéraires ou scientifiques on ne veut faire des littérateurs ou des savants. Mais il importe que l’éducation générale, qui jusqu’ici a été fondée presque exclusivement sur la raison, s’élargisse, se fortifie et se complète en ne négligeant plus cette autre faculté naturelle qui est le sentiment.
La culture artistique, par le développement normal de la sensibilité et du goût, sous l’influence du beau visible, doit participer à la formation du jugement, concurremment avec la culture littéraire et scientifique.
On est trop habitué à considérer l’art comme une superfluité, un luxe accessible aux seuls privilégiés de la fortune, pour en admettre sans preuve la portée éducative, et par suite l’utilité et même la nécessité sociale. Essayons brièvement de fournir cette démonstration.
Si l’on a quelquefois nié l’influence moralisatrice de l’art, ou voulu limiter son rôle aux seuls résultats pratiques et utilitaires, à l’œuvre qui en est le résultat tangible ; si parfois aussi l’enseignement artistique, organisé en vue de fortifier « les fondements du principe d’autorité nécessaire », n’eut pour but que d’assurer le respect de la tradition, cependant l’idée de cultiver chez le peuple l’amour de la beauté, en même temps que celui du bien et du vrai, pour en faire une des bases de la morale, fut toujours préconisée par les philanthropes, aussi bien dans l’antiquité que de nos jours.
Il n’est pas douteux que l’impression du beau, quelle qu’en soit la définition et quelle qu’en soit l’origine, œuvre d’art ou spectacle de la nature, ne rende l’homme plus généreux, plus disposé aux bonnes actions, plus capable d’un acte de bonté, de largesse, de bienveillance.
Par une éducation qui le rendrait plus accessible aux émotions esthétiques, on rendrait donc l’homme meilleur. On pourrait multiplier les citations de textes où philosophes et moralistes proclament la vertu bienfaisante de l’art, depuis Aristote qui a dit : « L’art est la joie supérieure des hommes libres », jusqu’à Ravaisson qui a écrit : « L’homme du peuple, sur lequel pèse d’un poids si lourd la fatalité matérielle, trouverait le meilleur allégement à sa dure condition si ses yeux étaient ouverts à la beauté du monde ».
Ces idées généreuses prennent plus ou moins de force suivant que les régimes politiques favorisent ou restreignent l’altruisme. On peut donc dire qu’elles sont essentiellement démocratiques.
Des considérations d’ordre plus directement utilitaire imposent à l’Etat le devoir de veiller à l’éducation du goût. Les hommes d’Etat qui ont étudié les rapports de l’art avec l’économie politique peuvent apprécier l’importance économique de l’art ; elles est très grande pour un pays particulièrement doué comme la France, et il peut en résulter un bien-être considérable pour la collectivité.
Et ici, il ne s’agit pas de ce qu’on est convenu d’appeler grand art, ni même art industriel, mais de la marque distinctive qu’on peut établir entre les productions des différents peuples. Cette distinction ne résulte d’aucune théorie d’école ; si l’on constate aisément ses manifestations, ses origines sont mystérieuses et indéfinissables. On la reconnaît à l’empreinte que l’artisan met à tout objet qu’il façonne, et qui donne à cet objet une valeur en rapport avec le goût même du producteur. Il s’agit « de l’art qui pénètre partout, c’est-à-dire de celui qui s’ajoute aux objets de consommation, de celui qui, par sa puissance universelle de pénétration, augmente le plus la valeur de la production et son écoulement » (ED. AYNARD, Nouveau dictionnaire d’économie politique). Or, on sait que cet art modeste, populaire, et qui, au point de vue social, est d’une importance telle qu’il met son empreinte sur toute la nation et lui donne sa physionomie caractéristique, est la manifestation d’un sentiment naturel. Il est instinctif, humain, il est inhérent aux différentes races et soumis comme elles aux fluctuations des civilisations. Barbare, rudimentaire, brutal chez les peuplades primitives, il se transforme, s’épure et s’affine avec les progrès de la civilisation ; mais, d’autre part, comme il est l’expression d’un sentiment instinctif, il s’anémie, s’atrophie et peut disparaître quand il subit une influence contraire aux lois naturelles.
Dans une communication à l’Académie des inscriptions et belles-lettres sur « les origines populaires de l’art », M. Ed. Pottier a démontré, par la présentation de faits indiscutables, observés chez des tribus sauvages, et par le rapprochement de faits analogues constatés chez différentes peuplades primitives, puis par des documents archéologiques corroborant ces observations, qu’à son origine l’art avait un but pratique et utilitaire. C’est-à-dire que tout ce qui se présente à nos yeux de modernes comme n’ayant pas un caractère d’utilité immédiate, ce qui s’ajoute par conséquent à cette utilité, comme l’ornementation revêtant un objet, les couleurs teignant une étoffe, n’était pas considéré par les primitifs comme une superfétation, mais comme choses dont la destination précise et voulue par avance était indispensable. « De bonne heure et très vite, dit M. Pottier, l’amour-propre de l’artisan occupé à façonner une arme, un outil, une poterie, dut l’amener à perfectionner son œuvre ; les idées de symétrie et d’équilibre, le goût du poli et du luisant s’imposèrent à son esprit. Le sens esthétique s’éveilla, mais il ne fit que se greffer sur l’utile. »
C’est précisément cet amour de l’artisan pour le travail qu’il accomplit, la satisfaction intime qu’il en éprouve, qui ont donné naissance à tous les arts et qui ont fait dire que « l’art est la joie dans le travail ».
Sur ce point, nous n’entrerons pas dans de plus longs développements, et notre but est atteint si, ayant fait ressortir les bienfaits qui découlent pour une nation de la vulgarisation du sentiment d’art, par cela même nous avons fait pressentir avec quelle attention et quelle sollicitude on doit entretenir et cultiver chez le peuple cet amour du beau qui, répétons-le, est un sentiment inhérent à la nature humaine.
Ces considérations, émises à un point de vue national, se justifient mieux encore si l’on examine l’intérêt particulier de chaque citoyen, et l’on peut en conclure que l’éducation, dont le but est de développer chez l’individu les facultés qui l’aideront à la fois à se créer une vie heureuse et à contribuer au bien public, ne doit pas négliger d’alimenter celte source de bonheur et de richesse. Dans ce sens, l’éducation actuelle présente une lacune ; en France, l’école n’a jamais eu d’autre souci esthétique que celui de la forme littéraire.
Si l’art, ou plus modestement le dessin, qui en est un des éléments, fut inscrit, il y a quelque cent ans, dans les programmes d’études de l’enseignement public, d’une manière générale, il n’a obtenu jusqu’ici qu’un maigre crédit ; aucune sanction efficace n’est accordée à son étude.
D’autre part, notre esprit de spécialisation a eu pour conséquence l’établissement d’une sorte de hiérarchie entre les diverses disciplines ; les catégories établies par ordre d’importance font distinguer ce qu’on doit savoir et ce qu’on peut ignorer ; on n’a pas la perception supérieure de l’unité, où tout participe à tout et qui est l’idéal de l’éducation.
Dans cette classification, le dessin ne fut considéré, jusqu’à ce jour, que comme un enseignement accessoire, intéressant seulement une minorité d’élèves particulièrement doués.
C’est contre cette tradition qu’on se propose tout d’abord de réagir avec la nouvelle méthode. L’étude du dessin ne sera pas limitée à des exercices de pure technique faits dans une classe spéciale. On donnera au dessin un caractère pratique en en faisant le corollaire habituel des différentes études. Les éducateurs reconnaîtront aussitôt son action vivifiante et féconde.
La méthode dite intuitive, s’inspirant des principes que nous avons exposés, cherche à cultiver et à fortifier l’idée de beauté. Toutefois ce ne sont point des œuvres d’art qui sont présentées d’abord aux jeunes élèves pour leur servir de modèles à imiter, non plus que des figures géométriques, mais des œuvres de la nature. Nous le répétons, notre pédagogie est déterminée par la psychologie de l’enfant. Que nous apprend celle-ci?
L’enfant, qui est un primitif, renouvelle ce qu’on peut constater chez tous les primitifs. L’art du dessin a précédé celui de l’écriture. Et il est aisé de constater que l’enfant, dès le plus jeune âge, bien avant qu’il ne puisse exprimer avec l’écriture les idées les plus simples, avant même qu’il soit parvenu à s’exprimer entièrement par la parole, cherche à se faire comprendre par des images. Il dessine. Ses dessins, de même que ceux des primitifs, ne sont que de grossières ébauches, sorte d’hiéroglyphes représentant les objets qui ont le plus retenu son attention. C’est ainsi que les premières tentatives graphiques de l’enfant ont pour objet la figure humaine. A la figure humaine succèdent des représentations d’animaux, de fleurs, d’objets environnants. Par la suite, il coordonne ces éléments pour constituer des scènes. L’ornementation ne vient que plus tard. Et ce serait une erreur de croire que ces manifestations de la pensée soient dues au hasard. D’importants travaux (Arte dei Bambini, de Corrado Ricci, Bologne, 1887. Travaux de James Sully, Studies of Childhood ; Kinder-zeichnungen, de Levinstein ; A Study on children’s drawings in the early years, de Lukens, Pedagogical Seminary, 1896 ; Dessins d’enfants, du Dr Morhardt, La Revue, 1907), de nombreux documents montrent que de véritables lois président à la manière dont les enfants dessinent. Et ce sont les mêmes lois qui ont déterminé les mêmes dessins ou des dessins analogues chez l’homme préhistorique, chez les primitifs ou chez les peuplades sauvages contemporaines.
En étudiant l’esprit de l’enfant au point de vue de l’art graphique, en suivant son évolution depuis le jeune âge jusqu’à la fin de l’adolescence, on reconnaît qu’il reflète en ce court laps de temps tous les désirs, les curiosités, les besoins qui ont agité les générations successives de nos ancêtres et déterminé l’évolution de l’humanité. En ces quelques années, obéissant aux mêmes mobiles et aux mêmes lois, l’œuvre de l’enfant et de l’adolescent présente en raccourci les phases caractéristiques de tous les progrès réalisés au cours de milliers de siècles.
Il est logique que l’éducation n’aille pas à l’encontre de cette évolution naturelle, mais, au contraire, la facilite.
Au milieu de tous les systèmes et de toutes les doctrines qui se proposent d’expliquer ou de diriger les arts, l’erreur est facile. Le seul guide infaillible, c’est la nature ; c’est elle qui a inspiré tous les arts et c’est toujours à elle qu’il faut revenir. Pour cette raison encore, on doit la prendre comme modèle et s’efforcer de comprendre et de suivre les leçons qu’elle nous donne.
II
La division des programmes en cours ou cycles d’études : enfantin, primaire, moyen et supérieur, pourrait dans certains cas paraître trop arbitraire, s’il n’appartenait au maître de les graduer suivant les facultés de l’élève. On a adopté des divisions qui correspondent approximativement au développement des facultés constatées chez la moyenne des enfants. Mais, ces facultés se manifestant de façon très inégale, la méthode n’aura toute son efficacité que par l’intervention intelligente du maître, qui saura proportionner les exercices aux forces de chaque élève.
Aussi, pendant la première période de l’enfance, à l’école maternelle, la meilleure méthode consiste à n’en point avoir, et à ne point décourager les tout petits par des critiques et des exigences que ne méritent pas toujours leurs maladroites tentatives. En présence d’un dessin d’enfant, ce sont les intentions de l’auteur qu’il faut parvenir à deviner pour les commenter avec lui, sans en critiquer sévèrement la représentation graphique. Plus tard, de cinq à neuf ans, si la tutelle du maître se fait sentir, elle doit être aussi discrète que possible.
L’imagination est un des principaux éléments de création artistique. Cette faculté est chez les jeunes enfants plus active que toute autre. C’est donc à elle que les études primaires du dessin doivent surtout s’adresser. On doit favoriser par tous les moyens l’instinct qui pousse tous les enfants à dessiner dès le plus jeune âge. On doit profiter de leur curiosité naturelle pour leur faire regarder attentivement les objets qui les entourent ; les spectacles dont ils sont témoins. Il faut aussi encourager, au lieu de la réprimer, la disposition si fréquente des enfants à enluminer de vignettes les marges de leurs cahiers de classe. En canalisant ce besoin de s’exprimer par des images, on évite ce qu’il a parfois d’intempestif, et l’on tient constamment l’imagination des enfants en éveil en leur demandant d’illustrer les histoires, récits et contes, sujets traités dans leurs devoirs scolaires. De même pour les leçons de choses, où tout ce qui est relatif à la forme et à la couleur doit être exprimé par un dessin, rehaussé de tons s’il est nécessaire. Tant mieux si ce dessin présente une correction suffisante ; cependant on n’en fait point la qualité première et essentielle ; l’important est qu’il soit intelligible et descriptif de la leçon qui l’a inspiré. C’est le meilleur moyen pour le maître de s’assurer si l’élève a compris.
Les exercices faits pendant la classe consacrée spécialement à l’étude du dessin doivent s’adresser à la pensée et à la sensibilité de l’élève plus qu’à son œil et à sa main. Ce ne sont point des figures sans signification et sans intérêt immédiat pour l’enfant qu’il faut lui proposer, mais des objets dont la représentation satisfasse son instinct et soit pour lui un plaisir : un petit drapeau, une échelle, une cocarde, une roue simple, une roue dentée, un cadran, un ballon, un tambour, etc., sont des modèles qui l’intéressent, et qui contiennent d’ailleurs toute la géométrie par surcroît.
Ces exercices habituent progressivement l’œil à l’évaluation des rapports de grandeurs et de proportions, et la main au tracé suffisamment adroit des lignes.
L’exercice du modelage est le complément nécessaire du dessin ; la reproduction des objets au moyen du modelage permet de mieux apprécier les rapports des trois dimensions, et par conséquent de mieux comprendre la forme.
Ces exercices de dessin et de modelage, faits dans les classes enfantines et primaires, comme d’ailleurs tout ce qui constitue l’emploi du temps à cet âge, doivent avoir un caractère récréatif, ils doivent être exécutés sans fatigue et sans contrainte.
L’objet des études est de fortifier le sens de l’observation ; car il ne faut pas oublier que l’imagination n’est, en somme, que la résultante d’observations accumulées par la mémoire. Dans toute la partie enfantine et primaire des études de dessin, qui s’étend jusque vers l’âge de neuf à dix ans, ce ne sont donc pas, à proprement parler, des corrections qui doivent être faites par le maître, mais seulement de familières remarques sur les très gros défauts d’observation, remarques de bon sens qui redressent le défaut d’attention visuelle. Ce n’est que progressivement qu’on amène les élèves à serrer de plus près la représentation des modèles. La coloration des dessins, obtenue au moyen de crayons de couleur ou d’aquarelle, permet à l’enfant de traduire plus complètement sa vision.
Tout autant que la forme, la couleur est un moyen d’expression, et l’expérience permet d’affirmer que ce moyen n’est pas une complication, comme on le croit encore généralement. La couleur offre à l’enfant un attrait supérieur à tout autre, et, loin de rendre l’étude plus difficile, dans la plupart des cas elle aide au contraire puissamment l’élève à traduire ses impressions et à manifester son goût.
Ce goût se développe, concurremment à l’imagination, par de petites compositions ornementales, qu’il est peut-être prétentieux de qualifier de décoratives.
Sur des schémas très simples qui lui sont fournis, l’élève brode à sa fantaisie par l’adjonction au thème initial de formes et de couleurs qui lui sont personnelles. Les formes, c’est la nature qui lui en suggère l’idée par le souvenir qu’il en a gardé ; quant aux couleurs, le goût de chacun décide des harmonies.
Par le choix des colorations, plus encore que par l’expression des formes, le caractère de chaque enfant se révèle : telles harmonies qui se retrouvent dans les productions d’un même auteur indiquent chez celui-ci la hardiesse, montrent chez d’autres la timidité, la délicatesse, l’originalité, ou décèlent la banalité.
Déjà la personnalité s’ébauche dans ces premiers essais, et les conseils du maître doivent seulement aider l’élève à améliorer son œuvre, sans en modifier le caractère.
On a trop souvent le tort, au point de vue de l’éducation du goût, de n’accorder aucune attention, ou seulement une attention distraite, aux productions du jeune âge, et de conclure que tous ces petits travaux se ressemblent et que la personnalité en art ne se manifeste que bien plus tard, chez les adultes. De cette insuffisance d’observation résulte un dédain injuste pour les œuvres enfantines, et, dans l’enseignement, nul égard pour la personnalité de l’élève ; erreur funeste au point de vue de l’éducation, et qu’il faut éviter à tout prix.
L’ensemble d’observations que nous venons de formuler ne concerne que le degré élémentaire de l’enseignement. Ces considérations n’intéressent que les œuvres d’enfants âgés de dix ans au plus. Et, si l’on y prend garde, tout l’esprit du dessin est contenu dans cette première partie. Le germe de tous les arts est semé.
III
Quand, par les exercices formant la première partie du programme, le goût instinctif des enfants pour le dessin s’est fortifié, tout en s’affinant, leurs moyens d’expression ne leur semblent plus suffisants pour traduire leurs pensées ou leurs impressions. Comment faire? demande alors l’élève. Cette question, qu’il n’avait point posée encore, devient de plus en plus fréquente. C’est que jusqu’ici il a surtout dessiné de souvenir ; son imagination a été prépondérante, et la nature n’a été pour lui que l’occasion d’exercer cette imagination. Mais on peut constater que vers l’âge de onze à douze ans, et quelquefois plus tôt, l’imagination ne règne plus absolument ; l’enfant s’intéresse directement aux choses de la nature et de la vie: la traduction qu’il en fait est plus fidèle ; dans son idéalisme capricieux, exclusif jusqu’alors, il introduit du réalisme. C’est donc à rendre l’observation de l’élève aussi sincère que possible que désormais l’éducation doit s’appliquer. Qu’il s’agisse d’histoire, de géographie, de physique ou de sciences naturelles, les devoirs continuent à être illustrés, mais les élèves sont invités à s’inspirer directement de la nature, chaque fois que le sujet en offre l’occasion. Ces illustrations doivent être faites à loisir, hors de la classe, ainsi que les dessins de sujets qui, par leur nature, ne peuvent être utilisés comme modèles de classe : une voiture, une maison, des êtres vivants, un chien, un cheval, un poisson, un personnage, ou bien un arbre, un paysage, un bateau, la vue du port, etc.
« Les programmes des classes d’histoire, de français, de langues vivantes, abondent en thèmes de représentations animées et en matières à illustrations. Les fables, les récits des prosateurs et des poètes, les sujets traités en classe sur l’école, la famille, la ville, les métiers, la campagne et ses travaux, les contes populaires, etc. ; et aussi des dessins rappelant le souvenir de choses vues, courses d’automobiles, de bicyclettes, la récréation, la pêche à la ligne, etc.
« Afin de prévenir la copie servile d’images, on peut demander de situer les scènes dans des paysages de la région.
« Il ne s’agit point ici de prescrire ou d’espérer des tableaux d’histoire et de genre, mais d’exercer l’imagination, d’aiguiser l’esprit, de provoquer la verve. L’expérience a prouvé que ces exercices font plus travailler les jeunes cerveaux que les rédactions les plus laborieuses ; de plus, ils mettent souvent au jour des qualités natives d’observation, de comique ou de finesse, qui jusqu’alors ne s’étaient point révélées. Sans doute, ces essais ne seront le plus souvent que de grossières ébauches ; plusieurs cependant offriront de l’intérêt, et tous seront distincts, comme les esprits mêmes dont ils émanent.
« Un maître tant soit peu observateur tirera bon profit de ces indications ; il connaîtra mieux ses élèves, après que ceux-ci auront dessiné en liberté. »
Dans la classe spéciale de dessin, les éludes sont aussi variées que la nature elle-même.
Les modèles, à vrai dire, ne sont pas ce qu’en art on appelle des sujets nobles ; ce sont, en majeure partie dans l’enseignement secondaire et exclusivement dans l’enseignement primaire, des objets usuels, familiers, ou des éléments naturels.
Au nom d’une esthétique qui ne repose que sur la tradition, d’excellents esprits, comme Félix Ravaisson et Eugène Guillaume, ont pu penser que l’éducation du goût devait se faire en proposant exclusivement à l’admiration des enfants, et dès l’âge de dix à onze ans, l’étude des chefs-d’œuvre de l’antiquité.
Partant d’un autre principe, la présente méthode n’essaie pas de faire gravir l’Acropole à de si jeunes enfants ; elle leur en montre cependant le chemin, car elle ne déroge point aux saines traditions qui firent la force des artistes de tous les temps, en cherchant d’abord la beauté dans la nature. D’ailleurs, l’art ne devient pas inférieur parce qu’il s’exerce sur d’humbles objets, et les classifications sont conventionnelles et fragiles.
Pour qui sait voir, tout a son intérêt et sa beauté. Nous osons donc placer devant les yeux des élèves un jouet, un coquillage, un insecte, un pot en faïence commune, ou tout autre objet susceptible d’intéresser l’enfant, voire même une courge aux formes imprévues et aux couleurs éclatantes. La traduction sincère de ces modèles est plus fructueuse pour l’enfant, et élève son goût plus sûrement, que la vue de chefs-d’œuvre d’une beauté inaccessible à sa jeune intelligence.
Dans les établissements d’enseignement secondaire, cette partie intermédiaire des études de dessin comprend, en outre, l’étude d’une série de modèles, moulages en plâtre, tirés des monuments d’art des différentes époques. Ces modèles correspondent aux programmes d’histoire étudiés d’autre part par les élèves, et c’est à ce point de vue, plus que dans le sens esthétique, qu’ils sont recommandés. Ce sont de simples croquis, d’après ces moulages, qui doivent être demandés aux élèves.
Parmi ces moulages, on ne choisit, pour les faire dessiner, que ceux dont la traduction n’est pas trop compliquée ; car il faut que l’élève soit toujours soutenu par un espoir de relative réussite. On peut, d’ailleurs, et même on doit, présenter, outre les modèles à dessiner, d’autres moulages, des estampes et des photographies, qui éclairent et complètent l’idée que les enfants de cet âge peuvent se faire des arts anciens, et qui leur montrent comment les maîtres se sont inspirés de la nature.
Un simple commentaire de ces spécimens donnera aux enfants des notions très élémentaires d’histoire de l’art, les seules qu’ils puissent s’assimiler. Par exemple, en faisant remarquer le caractère primitif et rudimentaire des figures de l’ornementation byzantine et romane, un enfant de treize à quatorze ans, déjà exercé à la pratique du dessin, s’apercevra aisément de l’incorrection de ces figures. On lui fera comprendre alors que l’intérêt offert par une œuvre d’art n’est pas en rapport direct avec la correction de cette œuvre, etc.
Une collection de photographies (il en existe de peu coûteuses éditées en cartes postales) reproduisant les principaux monuments d’art, ou ceux qui caractérisent le mieux une époque, peut suppléer, à l’école primaire, aux modèles en relief, et permettre aux maîtres d’éclairer les leçons d’histoire et de géographie et d’en augmenter l’intérêt.
La partie intermédiaire des programmes de dessin correspond, pour l’école primaire, aux dernières années de la scolarité. Pour cette raison d’abord, le maître doit y apporter l’attention la plus active. Mais c’est surtout parce que, à cet âge, l’enfant prend conscience de lui-même en présence de la nature, et qu’il a besoin d’éclaircissements.
Nous avons dit que jusqu’ici ses dessins étaient des représentations d’objets réels, mais que, pour ces représentations, l’imagination, la mémoire, ont servi l’enfant plus que l’observation immédiate et directe. A présent, sa compréhension des choses étant plus développée, il ne se contente plus d’images incomplètes. Il regarde plus attentivement, et il voit mieux. Ses sensations s’augmentent, s’affinent, et il voudrait en traduire les nuances.
Est-ce en cherchant à imiter exactement la nature qu’il réalisera son désir? Cette initiative est-elle même possible?
La nature s’offre à ses yeux dans sa totale et superbe réalité. Elle dispense la beauté des formes et des couleurs aussi bien à la plante minuscule qu’à l’arbre géant ; elle est aussi prodigue pour l’infiniment petit que pour l’immense, et les merveilles que fait découvrir le microscope ne le cèdent en rien aux spectacles grandioses des larges horizons, des ciels, de la montagne, des mers. Les multiples impressions qu’elle fait éprouver sont produites par la multiplicité des éléments qui la composent. Qu’un rayon de soleil éclaire l’objet le plus humble, et voilà cet objet paré des plus riches nuances ; voilà concentrées sur une pierre recouverte de mousse toutes les séductions de la couleur.
La nature présente toutes choses, formes, couleurs, lumières, ombres, objets des arts plastiques, avec la variété de leurs qualités propres. Mais elle unit cette prodigieuse variété par de mystérieux rapports, et sait fondre tous les contrastes dans un harmonieux ensemble, dans une magnifique unité. Imiter la nature? Les efforts de ceux qui l’ont tenté sont restés aussi vains qu’ils étaient présomptueux, et n’ont pu aboutir qu’à de pitoyables trompe-l’œil. Mais si l’artiste ne peut pas nous montrer ce qui est, il peut et doit nous montrer ce qu’il voit et ce qu’il sent. Son œuvre n’est pas la nature vue directement, c’est la nature vue à travers une âme ou un tempérament.
Pour l’enfant, la vérité n’est pas différente. Apprendre à l’élève à dessiner, c’est donc l’exercer à traduire sa propre personnalité à l’aide des moyens d’expression que lui offre l’art du dessin.
« D’où il suit que le maître, s’il comprend bien sa tâche d’éducateur, se subordonnera, lui aussi, à ces trois principes : respect de la vision et du sentiment propre à chaque élève ; combinaison et collaboration entre les travaux de la classe de dessin et les travaux des autres classes ; rejet de toute théorie pédagogique étrangère au dessin lui-même, qui, sous prétexte d’aider l’œil et la main, endort l’un et l’autre, engendre la routine, et rend mort-né le plus vivant des enseignements.
« En résumé, le bon maître devra exciter plus que critiquer, suggérer plus que corriger, proposer plus qu’imposer, se régler sur l’allure de ses élèves et s’adapter à leur mesure, au lieu de les régler tous uniformément sur la sienne. Par cette voie seule il atteindra les esprits et il saura vivifier les éléments que le programme met à sa disposition.
« Le maître a graduellement relevé la portée de son enseignement : sa critique s’est faite plus exigeante. Sûr maintenant du tempérament de son élève, il s’est occupé peu à peu de châtier sa forme, d’épurer son goût, car la liberté n’est pas exclusive d’une discipline raisonnée. Celle-ci, toutefois, au lieu de s’imposer de prime abord et d’autorité, pénétrera doucement, à mesure que le jugement de l’élève sera développé. Dans l’enseignement du dessin comme ailleurs, le jugement est un point d’arrivée et non un point de départ.
Quant au mode d’exécution, le choix devra toujours être laissé à l’élève : si la couleur l’impressionne plus que la forme, qu’il emploie la couleur. La coloration des dessins se fera à l’aide d’aquarelle, de crayons de couleur ou de pastels. La tâche du maître sera alors de guider l’élève dans l’emploi de son outil. Il le préviendra de la difficulté ou de l’avantage inhérents à chaque procédé. Il lui en facilitera le maniement pratique, mais sans lui imposer une manière à lui. Il ne doit pas enseigner des recettes, mais des moyens de s’affranchir. »
Les exercices élémentaires de composition décorative forment toujours une partie importante des études. Ils contribuent, à la fois, à la culture du goût et à la formation du jugement. On augmente graduellement la difficulté de ces exercices par une plus grande latitude laissée à l’élève et en donnant aux sujets de décoration une destination déterminée : carreaux de faïence, dessous de plat, boites décorées, frises, pochoirs, enluminures, etc. On fera observer les différences de décoration motivées par la matière traitée : faïence, bois, fer, étoffe, etc. On profitera de cette occasion pour introduire dans la leçon ou la correction quelques notions d’art appliqué, de technique élémentaire. Ces leçons de choses intéressent au plus haut point les élèves. Signaler l’usine, la verrerie, la faïencerie du voisinage. A l’occasion, en faire le but d’une promenade. Dans la mesure du possible, faire réaliser, exécuter une composition d’élève, faire une maquette, un vase, etc.
« Suivant les sujets, les mêmes compositions décoratives peuvent être exécutées en modelage. »
Les compositions proposées aux élèves filles ont plus spécialement pour objet des travaux féminins : broderies, tapisseries, étoffes appliquées, dentelles, etc., et l’exécution de ces travaux doit être réalisée au cours de couture.
Dans toutes ces compositions enfantines, le maître doit ne pas considérer comme fautes l’inexpérience et la naïveté, ne pas trop réprimer l’exubérance, sous prétexte de sobriété, ni le coloriage excessif, sous prétexte d’harmonie. L’enfant naît coloriste. La couleur est une des joies de son œil. La lui accorder dans une large mesure. Le sens de l’harmonie viendra par la suite.
« Pour corriger l’élève, se pénétrer de ce qu’il a rêvé de faire, plutôt que marquer l’imperfection de ce qu’il a fait. La meilleure critique n’est pas celle qui démolit, mais celle qui utilise, amende et complète. »
Dans la première partie des études, nous avons vu que l’enfant dessinait le plus souvent de souvenir. Il faut qu’il conserve cette faculté imaginative. On la cultive par la pratique de dessins et de croquis faits de mémoire et portant, soit sur les arrangements décoratifs précédemment exécutés, soit sur des objets déjà dessinés en classe d’après nature et sur lesquels le maître a présenté ses observations.
Les croquis de mémoire peuvent aussi être faits d’après des choses vues, mais non dessinées préalablement. Modèle présenté aux élèves, regardé longuement, puis soustrait à leur vue et traduit de mémoire, monuments, paysages, scènes, observés au cours d’une promenade et représentés ensuite de souvenir.
« On se gardera d’exiger, dans ces devoirs de mémoire, une reproduction minutieuse et une exactitude photographique. Il suffira que l’objet reproduit, lestement exécuté, se présente avec ses traits distinctifs, sa physionomie. L’idée du caractère d’un objet se gravera ainsi dans l’esprit. Une fois exercé, l’œil s’habituera vite à la démêler. Rien n’est plus essentiel pour acquérir peu à peu la pratique du croquis. »
Pour les exercices de modelage, on pourra prendre comme modèles, soit quelques-uns des objets énumérés dans le programme de dessin, soit des ustensiles, armes ou tous autres objets appartenant aux civilisations anciennes, étudiées dans le cours d’histoire. A défaut d’originaux, les images de ces objets pourront servir de modèles et être traduites en modelage.
Toutes les études que nous venons de définir contiennent la partie essentiellement artistique du dessin ; mais l’enseignement serait incomplet s’il ne répondait également à la partie pratique, immédiatement applicable dans la plupart des industries.
Cette partie relève de la géométrie, et le dessin dont il s agit est dit dessin géométral.
Le dessin géométral ne représente pas les objets tels qu’ils nous apparaissent, mais tels qu’ils sont en vérité, c’est-à-dire qu’il les représente avec la réalité de leurs trois dimensions, hauteur, largeur, profondeur. En un mot, il détermine le lieu que les corps occupent dans l’espace.
Pour cela, il utilise trois plans de projection placés perpendiculairement l’un aux deux autres comme sont placées trois faces d’un cube. Les délinéations obtenues par la projection d’un objet sur ces trois plans sont appelées plan, élévation, profil de l’objet, et l’ensemble dessin géométral de l’objet.
Ces délinéations sont figurées en vraie grandeur ou réduites proportionnellement.
Dans l’éducation générale, l’élève doit acquérir la notion et la pratique élémentaire du dessin géométral.
Des professeurs spéciaux sont chargés de son enseignement dans les établissements d’enseignement secondaire. A l’école primaire, son étude commence au cours moyen.
Bien que ce mode de dessin procède d’une tout autre conception que le dessin artistique, la compréhension des formes acquises par l’exercice du dessin à vue et par la pratique du modelage rend l’étude du dessin géométral relativement aisée.
Pour exécuter en géométral le dessin d’un objet, on prend d’abord, d’après cet objet, des croquis représentant approximativement les projections de ses faces principales, plan, élévation, profil. Puis on relève exactement toutes les mesures de l’objet et l’on complète les croquis par l’indication des mesures prises.
Le dessin géométral n’est que la mise au net à une échelle déterminée du croquis coté. Les croquis cotés ont donc, dans la pratique, une réelle importance.
Ils doivent se faire d’abord d’après des solides géométriques, puis d’après des objets simples présentant de l’analogie par leur forme avec les solides précédemment dessinés. Des objets usuels serviront ensuite de modèles : meubles, tabouret, table, petit banc ; outils, auge de maçon, truelle, marteau, tenailles, organes de machines de formes simples, petite serrurerie, etc.
Les élèves doivent être exercés à relever eux-mêmes, d’après nature, les cotes d’objets divers et parvenir à en faire des croquis lisibles. L’exercice pratiqué trop généralement, et qui consiste à copier sur un carnet un tracé exécuté au tableau par le maître et à transcrire les cotes indiquées par lui, n’est pas, à proprement parler, un croquis coté. C’est un exercice machinal et à peu près stérile.
Les dimensions d’un croquis coté doivent toujours être assez grandes pour permettre l’inscription très lisible des cotes. Ce n’est pas tant la netteté du tracé qu’il faut considérer dans un croquis coté, mais sa clarté. — Quelques plans et relevés topographiques élémentaires complètent les notions pratiques de dessin géométrique acquises pendant la période scolaire.
IV
Arrivé à ce point du programme d’études, l’élève, âgé de quatorze à quinze ans, est déjà en possession de tous les éléments qui constituent l’art en général. La suite des exercices proposés a pour but d’assurer ses connaissances et de les parfaire.
Dans cette dernière partie, qui n’est que le développement des études commencées précédemment, les exercices de dessin d’après nature et d’après la bosse comprennent, outre les modèles déjà indiqués, de plus fréquentes études de la figure humaine. Ensembles et détails étudiés d’après un camarade posant dans une attitude simple, dessins d’après les moulages des belles œuvres d’Egypte, d’Assyrie, de la Perse et surtout de la Grèce au cinquième siècle, de Rome à l’époque d’Auguste, puis des œuvres du Moyen Age dont le style est empreint d’une forte réalité, enfin des bustes des maîtres de la Renaissance, du dix-septième, du dix-huitième siècle et de l’école française et contemporaine, depuis Donatello jusqu’à Eugène Guillaume et Dalou. — La leçon se donnera parfois en plein air, hors de la classe et même de l’établissement. Les élèves font alors des croquis de paysage ou d’objets rencontrés au cours de l’excursion.
Pendant ces promenades à la campagne, choisissant les sites et les heures, le maître ne néglige pas de faire naître ou d’entretenir et de réchauffer dans le coeur de ses élèves l’émotion bienfaisante, la faculté d’admirer un beau ciel d’orage, un soleil couchant, la forme délicate d’une humble plante, ou les colorations éclatantes d’un insecte.
Quand le jeune dessinateur a découvert la beauté infinie dans la nature et qu’il a tenté de l’interpréter ; quand, ayant longtemps cherché à traduire son impression personnelle des choses, il a le pressentiment de « l’accord existant entre l’univers et sa propre nature » ; quand, en un mot, sa personnalité est née à la vie artistique, l’étude des œuvres d’art peut être entreprise avec profit.
Le sentiment personnel ne saurait plus être annihilé, ni affaibli, ni détourné de son objet. L’élève trouvera, au contraire, dans l’étude des maîtres l’éclaircissement de bien des doutes, et cette étude lui révèlera, dans la nature même, tout ce qu’il pressentait, sans pouvoir le découvrir, et il sera d’autant plus capable de comprendre et de goûter les œuvres d’art qu’il pourra y retrouver la traduction d’impressions que lui-même a déjà ressenties. Dans le cycle précédent, les dessins de maîtres étaient déjà présentés aux élèves, mais c’était seulement à titre de documents instructifs et suggestifs de visions saines.
A présent sont parfois proposés comme modèles des dessins de figures et de paysages du Pérugin, de Pisanello, Holbein, Raphaël, Léonard, Rubens, Rembrandt, Claude Lorrain, Watteau, et de maîtres japonais. On en fait ressortir la différence d’accent, de sentiment, de personnalité. Dans la copie de ces œuvres, c’est le caractère que l’élève cherche à traduire ; il ne visera pas à l’imitation littérale, au fac-similé du procédé employé.
Les études de composition décorative se continuent comme précédemment. On propose des thèmes variés et surtout des compositions ayant une destination déterminée, décors de vases, d’assiettes, papiers, étoffes, etc. Mais, de plus, on vise les variétés des styles décoratifs, dont on s’attache à discerner les caractères par l’étude de certains spécimens bien choisis : croquis d’après des objets, des meubles de différents styles, ou d’après des photographies de ces objets ; croquis d’après des dessins de maîtres ornemanistes.
Le dessin de mémoire est toujours l’objet d’exercices fréquents, et les observations déjà faites pour l’illustration des devoirs, pour le dessin géométrique et pour le modelage, sont les mêmes pour la suite des études formant la dernière partie du programme. Ce stade des études de dessin correspond aux deux dernières années de l’école normale primaire et aux deux dernières années de l’enseignement secondaire.
L’ensemble des études antérieures a été pour l’élève une véritable initiation artistique et lui a donné l’intelligence des œuvres d’art. Son sens critique s’est développé ; il sait discerner le beau du laid, et la véritable élégance qui sait rester simple du faux luxe qui veut paraître riche. Il ne confond pas la mièvrerie et le sentiment, la banalité et le caractère esthétique.
Nous avons dit que le moment était venu de mettre l’élève en large communication avec les chefs-d’œuvre du passé, et de lui en proposer l’étude pour former mieux encore son goût en élevant sa conception.
Sans prétendre faire entrer dans le cadre des études de dessin la connaissance approfondie de l’histoire de l’art, une série de causeries ou de conférences méthodiques sur l’évolution artistique et les styles décoratifs des grandes époques viendra à point pour enchaîner les connaissances éparses déjà acquises. Ces causeries serviront à situer dans l’histoire les œuvres déjà connues de l’élève. La partie touchant l’art français y sera plus particulièrement développée ; l’art roman, celui du Moyen Age, si féconds et si originaux, la Renaissance, les dix-septième et dix-huitième siècles, le dix-neuvième siècle même, en France, auront une place relativement importante ; mais l’enseignement, néanmoins, sera comparatif et dégagera les formes caractéristiques de chaque école.
« Les formes pures, idéales de l’antiquité, l’esprit de la Renaissance en Europe, les arts vivants, imaginatifs de l’Extrême-Orient seront envisagés ; et aussi, très sommairement, le temps, le milieu physique, les conditions sociales, les circonstances historiques où les œuvres maîtresses ont été produites. De grands noms d’artistes seront évoqués, avec une idée générale de leur conception et de leur œuvre. »
Cet examen d’ensemble dégagera les corrélations ou les dissemblances, et initiera l’élève à l’idée de pénétration des arts et à leur rajeunissement grâce aux influences venues du dehors. Des projections lumineuses doublent l’attrait de ces conférences, et l’intérêt, le charme qu’elles présentent, l’éloquence de la chose montrée dépassent de beaucoup, en l’espèce, celle de la description ; mais, à côté de la présentation, l’analyse a cependant son prix ; un maître seul peut la faire assez vive et pénétrante pour dégager tout le mérite du sentiment, de l’ordonnance, de l’expression ou de la technique d’exécution en ce qu’elle présente d’accessible.
« Des visites de monuments et de musées de la région viendront, avec grand profit, parfaire ces conférences et seront, pour les élèves, l’occasion de se créer une méthode d’examen personnelle et pratique. Afin que cette méthode demeure sincère, dépourvue de préjugés, de jugements appris, le maître usera des visites moins encore pour démontrer, que pour exercer les élèves à voir, puis à exprimer sur le vif leurs impressions. »
V
A la fin de cet exposé, il n’est que juste de mentionner le nom des deux hommes qui ont contribué, plus que personne, à créer le mouvement d’opinion auquel est due cette importante réforme. Pour être toute bénévole, l’activité qu’ils déployèrent n’en fut pas moins inlassable, et les futurs maîtres de dessin devront retenir les noms du peintre Henry Lerolle et d’Ed. Pottier, membre de l’Institut.
Certes, nous nous rallions à la conclusion qui terminait l’article Dessin signé par Eugène Guillaume en 1880 : « Le dessin est un. En cela l’éducation de l’homme du monde, de l’ouvrier et de l’artiste reposent sur une base identique et qui doit être commune à tous. » Mais nous élargissons cette pensée en disant : « Le dessin est d’essence artistique, et l’art appartient à tous ». Et avec G. Sorel, nous concluons : « L’éducation artistique, au lieu d’être destinée à faire la joie des oisifs, devient, pour nous, la base de la production industrielle et un élément de progrès social ; c’est à elle que nous nous adressons pour faire aimer le travail, pour faire comprendre à l’homme la grandeur de sa destinée, et pour assurer le progrès matériel, sans lequel il n’y aurait, sans doute, aucun progrès moral solide réalisable aujourd’hui ».
Si le but final de toute éducation est d’élever l’esprit, de former le jugement, d’affermir le caractère, plus encore que d’enseigner les rudiments de toute science, nul doute que la culture artistique telle que nous l’avons décrite ne concoure puissamment à atteindre ce but. Et l’on est fondé à croire que l’individu, ainsi cultivé, plus clairvoyant, d’une conscience plus haute, sera préparé à devenir un meilleur citoyen d’une meilleure démocratie.
Un arrêté du 31 janvier 1879 a créé une inspection du dessin, et nommé les premiers inspecteurs, au nombre de quatorze, en exécution de la loi de finances du 22 décembre 1878. Les inspecteurs sont nommés par le ministre de l’instruction publique et des beaux-arts ; ils portent le titre d’inspecteurs de l’enseignement du dessin et des musées, et sont chargés d’inspecter l’enseignement du dessin dans les écoles de beaux-arts, d’art décoratif et de dessin des départements, ainsi que dans les lycées et collèges. (Voir Inspecteurs du dessin.)
Il a été publié, au Bulletin administratif du 4 avril 1908, une Instruction à l’usage des écoles maternelles, arrêtée par le Comité des inspectrices générales des écoles maternelles, et approuvée par le ministre de l’instruction publique à la date du 16 mars 1908. Cette Instruction, qui présente un développement du programme du 18 janvier 1887, contient entre autres un nouveau programme de dessin, dont les rédactrices se sont inspirées des principes de la réforme. Aussi ce programme, destiné aux écoles maternelles proprement dites, a-t-il été ensuite textuellement reproduit dans les nouveaux programmes de dessin pour les lycées et collèges, où il est devenu le programme des classes enfantines des lycées et collèges de garçons.
A la suite du rapport sur la réforme de l’enseignement du dessin présenté au Conseil supérieur de l’instruction publique par M. Gustave Belot, le 18 décembre 1908, ce Conseil a adopté, comme il a été dit, et le ministre a promulgué, par un arrêté en date du 6 janvier 1909, le nouveau programme de l’enseignement du dessin dans les lycées et collèges de garçons, ainsi que le nouveau programme de cet enseignement dans les lycées et collèges de jeunes filles. Cette réforme doit être étendue aux écoles primaires élémentaires et supérieures, ainsi qu’aux écoles normales ; mais, au moment où nous mettons sous presse (juin 1909), le Conseil supérieur n’a pas encore adopté la rédaction des programmes spécialement destinés à l’enseignement primaire. Toutefois, à défaut de ces textes que nous n’avons pu donner, on trouve, dans l’article ci-dessus de M. G. Quénioux, des indications suffisantes sur l’esprit et la méthode des nouveaux programmes, esprit et méthode qui sont les mêmes dans les deux ordres d’enseignement, et la reproduction textuelle, entre guillemets, des passages essentiels des programmes des lycées et collèges ; ces établissements comprennent, comme on le sait, avant l’enseignement secondaire proprement dit : pour les garçons, des classes enfantines, une division préparatoire (deux années), et une division élémentaire (classes de huitième et de septième) ; pour les jeunes filles, une classe enfantine et trois classes primaires.
Cet article était plus qu' intéressant ! Il confirmait la pertinence de la façon dont j' ai assumé ma tâche d' éducatrice durant 40 ans. J' ai toujours mis l' art au service de mon enseignement de toutes les matières, à tous les niveaux. C' est un vecteur de succès! Merci infiniment d' avoir publié sur ce sujet. Ce fut gratifiant et inspirant pour les générations à venir.
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